A l’ouest de Sumatra, l’île de Nias est célèbre pour ses villages et maisons traditionnelles ainsi que pour ses anciennes sculptures et stèles de pierre. Parmi les vestiges les plus connus, mentionnons le muret de pierre souvent placé au centre des villages ancestraux : le saut de ce mur, aujourd’hui devenu un spectacle pour les visiteurs, était initialement un rituel de préparation au combat ou à la guerre. Le sud de l’île possède le plus de villages typiques qui furent, jadis, de véritables cités fortifiées quasi imprenables. Les Hollandais l’ont appris à leur dépens puisqu’ils ont dû guerroyer longtemps avec les autochtones avant d’en venir à bout… C’est aussi dans cette région du sud de Nias que, dans les années 1920, un médecin danois, Agner Møller, se met à étudier la culture et la langue des peuples de Nias. Il sera notamment, comme d’autres dans son sillage, à l’origine d’une importante collection d’arts et de photographies sur l’île et ses habitants. L’île de Nias (en langue locale Tanö Niha, ce qui signifie « terre des êtres humains »… ou encore « Bumi Manusia » comme le titre d’un livre du célèbre écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer) possède une très vieille histoire. Il semblerait en effet, ce que vient confirmer la découverte du site de Tögi Ndrawa, que la présence humaine fut déjà attesté à Nias vers 12.000 ans avant notre ère, soit donc bien avant l’arrivée des premiers Austronésiens. De quoi aviver tous les fantasmes et mystères…
Avec près de 800.000 habitants aujourd’hui, Nias est une île plutôt peuplée, avec par exemple une densité plus forte que la France (à Nias, environ 140 habitants/km2). Ses occupants sont avant tout des Ono Niha – les autochtones (littéralement « les enfants des êtres humains ») – mais également des Malais, des Minangkabau, des Batak et des Chinois. L’île appartient administrativement à la province de Sumatra Nord et se retrouve subdivisée en quatre entités : Nias (avec la « capitale » Gunungsitoli), Nias Sud (la principale cité est Teluk Dalam, c’est aussi la principale région touristique), Nias Nord et Nias Ouest. Sur le plan linguistique, les habitants parlent le li niha, une langue singulière, toujours usitée et issue de la branche malayo-polynésienne du vaste groupe de langues austronésiennes comme par exemple les idiomes batak et mentawai.
Une île maudite par les éléments naturels : tremblements de terre et tsunamis ne cessent d’accabler une population déjà pauvre et démunie. Partout on reconstruit et souvent on se réfugie dans la religion chrétienne en plein boum…
Retour aux origines
L’origine exacte des habitants de Nias est inconnue et reste un mystère. Le débat à ce sujet est ouvert et alimente, pour les chercheurs, nombre d’hypothèses divergentes et de polémiques également. Des liens évidents existent – notamment sur les plans linguistique et culturel – avec d’autres peuples de l’archipel comme par exemple les Batak, les Toraja ou les Dayak. Cependant, la langue locale - li niha – est l’une des rares langues dans le monde dont l’origine reste méconnue. La structure sociale et familiale en vigueur chez les autochtones de Nias se retrouvent en partie chez d’autres populations, surtout montagnardes, dans tout le sud-est asiatique, et jusque de l’Assam au Yunnan. A Nias, le droit coutumier – appelé fondrakö – régit quasiment tous les aspects de la vie quotidienne ainsi que l’ensemble des rites de passage allant de la naissance à la mort. Les peuples indigènes de Nias reconnaissent un système de caste bien spécifique, le statut le plus élevé (« balugu ») nécessite, entre autre, l’organisation d’une gigantesque cérémonie, durant plusieurs jours, à laquelle participent des milliers d’invités et pendant laquelle sont sacrifiés des milliers d’animaux. Dons et contre-dons restent ici, en dépit des efforts bornés de la christianisation, une réalité locale inéluctable.
Un musée également intéressant pour ses pièces plus anciennes et nettement plus traditionnelles…
Avant l’arrivée des Hollandais, les seuls véritables « envahisseurs » étrangers furent les marchands d’esclaves en provenance d’Aceh, au nord de Sumatra. Ils achetaient leurs « proies » en échange d’or que les indigènes de Nias utilisaient pour payer les prestigieuses cérémonies religieuses et autres coûteuses dotes de mariage. Le trafic d’esclaves a conduit à dépeupler des régions entières de Nias et ce n’est qu’au 20e siècle, progressivement, que l’esclavage disparaîtra dans cette île.
A Gunungsitoli, principale ville de l’île, et sur le littoral, les populations musulmanes sont majoritaires, contrairement à l’intérieur des terres et dans les villages reculés.
Certes, les Hollandais avaient pris possession de Nias dès 1857 mais il leur faudra attendre 1906 – un peu comme pour le cas de Bali – pour achever une conquête territoriale jusqu’alors plus nominative qu’effective. Et, à partir du début du 20e siècle, des marchands musulmans de Sumatra viennent s’installer – apportant avec eux leur foi – à Gunungsitoli et dans les villages côtiers. Le christianisme, en bon suiveur de la marche coloniale hollandaise, a été introduit dès 1865 par des missionnaires protestants allemands. Si les « progrès » furent lents, l’évangélisation a été virulente et radicale, la christianisation de l’île – ici peut-être plus qu’ailleurs – ayant été un facteur majeur de la destruction sinon de l’éradication des coutumes et traditions locales. A partir de 1915, le processus de « décivilisation » s’accélère, les missionnaires ont même déniché un slogan diabolique : « le Christ contre la culture », tout un programme ! Conversions massives, menaces et intimidations, visions apocalyptiques, etc., ont été du ressort des pasteurs et puis des curés qui ont joué ici, en bonne entraide cléricale, le rôle d’agents zélés d’un ethnocide programmé. Menhirs, statues et anciennes pierres sacrées ont été jetés dans les rivières par les envoyés du Messie. Plus ironique, les missionnaires ont remplacé une tradition appelée famaoso dalo – consistant à décorer les murs de crânes humains – par une autre coutume nommée fanano buno – c’est-à-dire décorer et planter des fleurs… Mais le résultat est là : le christianisme est aujourd’hui majoritaire, la tradition survit comme elle peut, c’est-à-dire mal. A Nias, une forme de résistance au christianisme a vu le jour, le terme pour la désigner est fa'awosa. Cette résistance s’est adossée aux sectes syncrétiques qui mêlent islam, christianisme et animisme, et cela dure jusqu’à nos jours. Ainsi, en 2006, pas moins de 58 sectes religieuses cohabitent à Nias. Signe donc qu’une résistance subsiste… mais indice d’un chant du cygne aussi.
Pasar (marché) de Teluk Dalam.
Tant bien que mal, certains rites et mythes pourtant demeurent. Un mythe d’origine en provenance du centre de Nias raconte la création de la première tribu : celle-ci serait issue d’un arbre, appelé tora sigaru, et situé à un endroit dénommé Tetehöli Ana’a. C’est à l’époque, dit le mythe, du fils du roi Sirao, que débarquèrent les premiers êtres humains dans l’île, au nombre de neuf. Chiffre sacré par ici. Notons que ce mythe n’est toutefois que l’un des nombreux mythes d’origine que comptent les locaux dans leurs souvenirs. Dans leur héritage que les missionnaires n’ont pu parvenir ni à éradiquer ni à effacer de leur mémoire.
Village traditionnel de Hilimatea.
Un autre rite qui perdure, même s’il s’est vu au fil du temps récupéré par l’industrie touristique « internationale » et celle du spectacle culturel « national », est celui du « saut du mur ». Au centre du village de Bawomataluo Batudesa Hombo, au sud de l’île, où se trouvent la plupart des hameaux traditionnels, on peut toujours admirer ce vestige mégalithique – hombo stone, ici commercialement présenté comme le « stone jumping » – qui renvoie à une coutume vieille de plusieurs siècles. Le rituel – fahombo stone ou « sauter par-dessus le muret » – s’adresse aux adolescents et consiste en une initiation afin de voir leur aptitude et leur capacité physique, mais aussi psychologique, à se préparer au passage à l’âge adulte. L’exercice n’est pas simple et requiert à la fois dextérité et souplesse. Mais, autrefois, ce rite d’initiation s’avérait plus délicat encore pour le sauteur : le haut du mur était alors recouvert de bois ou de bambous pointus, accentuant donc lourdement la difficulté de l’épreuve pour le novice…
De génération en génération, pour les habitants de Nias, la pierre ou le mégalithe représente l’identité d’une personne, d’un clan et de l’ordre social en vigueur. Symbole religieux, ces pierres érigées immortalisent également certains événements majeurs, comme un mariage ou une inauguration, une naissance ou un changement de statut, etc. Jadis, le rituel de décapitation (mangani binu) était célébré en grandes pompes. Celui qui décapitait le plus de têtes ennemies était aussi celui qui montait en statut et gagnait le respect de tous. Johannes Maria Hammerle, un pasteur et chercheur allemand qui a vécut 36 ans à Nias, a insisté sur la difficulté des conditions de vie – nature hostile dans l’île et trafic d’esclaves notamment – pour tenter de comprendre cette dynamique chasse aux têtes dans le passé de Nias. L’anthropologue italien Pietro Scarduelli, de son côté, a également bien montré l’importance de la notion de pouvoir à Nias, notamment par le biais de l’érection des mégalithes et de la chasse aux têtes, et du caractère fondamental accordé au prestige du statut social pour les hommes.
Traditionnellement, les autochtones tentent au cours de leur existence d’atteindre le statut social le plus élevé possible, c’est la raison pour laquelle ils accomplissent nombre de rituels. Cela contribue à réaffirmer l’identité du groupe et permet de se faire, pour chaque individu, une meilleure place au sein de « sa » société. Les sacrifices de cochons agrémentent généralement ces rituels et le partage, de la nourriture par exemple, est une donnée essentielle des fêtes. Le système de parenté à Nias est strictement patriarcal et le rituel le plus prestigieux est sans doute celui nommé owasa. Un homme du clan le gère à lui seul même si le rite exige des centaines de sacrifices d’animaux et de maîtriser une organisation digne du couronnement de la Reine d’Angleterre ! Cette fête owasa coûtera très cher mais son « auteur » gagnera un respect évident et un prestige durable au sein de la communauté. C’est le prix à payer pour les « grands » hommes, comme pour la tradition. De nos jours, en attendant que cette dernière se réinvente sous les meilleurs auspices et l’impulsion consentie de la population locale, la culture à Nias apparaît plus moribonde que vraiment dynamique : le développement suggéré de l’île, avec une essentielle amélioration de la qualité de vie des habitants, ne pourra faire l’économie d’une indispensable renaissance artistique et culturelle. Mais à Nias, tout particulièrement, pas de culture vivante sans nature contenue. Et celle-ci se montre souvent capricieuse voire même colérique.
Catastrophes naturelles et patrimoines culturels
On se souvient du tsunami qui, fin décembre 2004, a ravagé la côte ouest de Sumatra. La côte ouest de Nias n’a pas fait exception même si officiellement le bilan des victimes sur place (127 personnes) était plutôt faible comparé aux milliers de morts sur la côte voisine. Localement, la tragédie du tremblement de terre, du 28 mars 2005, a été nettement plus meurtrière puisque près d’un millier d’habitants (968 personnes précisément) ont péri dans les décombres de la catastrophe. Dans le sud de l’île, notamment sur la plage de Sorake – un des principaux spots touristiques de l’île, particulièrement prisé par les surfeurs occidentaux – les dégâts de ce tremblement de terre sont encore largement visibles de nos jours, et depuis ces dernières années l’heure est au retapage et à la reconstruction des maisons…
Le tourisme à Nias ne décolle pas ou plus. Déjà mis à mal, avant 2004, par plusieurs critiques, comme celles affichant une tradition « disparue », une réputation de « villages folklorisés », une destination difficile d’accès, des hébergements rares et mal tenus, un accueil froid par les locaux, etc., la situation a encore empiré après les deux catastrophes mentionnées plus haut. Il faudra beaucoup de détermination et de patience aux autochtones, mais aussi aux autorités, pour remettre en selle, dans un contexte concurrentiel très dur – les Batak, les Minang et surtout les Mentawai ne sont pas loin de Nias ! – un véritable tourisme qui puisse être réellement profitable aux habitants de Nias. Un défi pour la décennie à venir.
Village traditionnel de Bawomamataluo.
Village traditionnel de Hilisimaetano
Village traditionnel de Botohili.
Pantai Sorake. Surfeurs et vacanciers comblés… le long d’un rivage dévasté par le tsunami de décembre 2004 !
A Nias, le tourisme est à la recherche d’une autre voie, d’un nouveau souffle… pour l’instant dans l’impasse.
Le bateau est une bonne alternative à l’avion pour rejoindre Nias, notamment à partir de Sibolga sur la côte sumatranaise, au nord de Padang. Mais le séjour à bord peut s’avérer très sommaire…
En complément d’une visite incontournable des villages du sud de l’île, on peut, à Gunungsitoli, se rendre à l’intéressant musée de la culture de Nias, fondé puis dirigé par le pasteur J. M. Hammerle. Il rassemble de belles pièces (6500 au total), statues, stèles, armes, bijoux, costumes, objets, architecture traditionnelle, etc., et offre aux visiteurs un rapide aperçu de la richesse culturelle des autochtones établis de longue date dans l’île. Par ailleurs, un projet culturel autour de Nias, sous l’égide de l’Unesco et des Nations Unies (un programme du PNUD : Aceh-Nias Emergency Response and Transitional Recovery), a démarré à l’automne 2006. Dans ce cadre, une exposition sur Nias s’est tenue en mai 2007 à Medan, à Sumatra Nord. Ici comme ailleurs, le but de l’Unesco consiste d’abord à promouvoir le patrimoine de l’île de Nias – il est vrai plutôt menacé ces dernières années – afin de relancer le tourisme culturel qu’il s’agit de relier au développement durable. Les pertes humaines et plus encore les dommages matériels subis lors du tsunami du 26 décembre 2004 et du tremblement de terre du 28 mars 2005 ont été considérables. La bataille pour la valorisation du patrimoine, en priorité l’architecture traditionnelle et les sites mégalithiques, sans oublier des coutumes et un artisanat en sursis, sera longue et difficile. Mais le simple fait que l’île de Nias soit, depuis 2006, inscrite dans l’agenda de l’Unesco est déjà un réel signe d’espoir pour l’avenir. En juillet 2011, une mission d’inspection de l’Unesco a visité Gunungsitoli et six villages du sud de l’île, à savoir Bawomataluo, Orahili Fau, Lahusa Fau, Bawogosali et Hilinawalo Fau. Des rencontres avec les autorités, les acteurs locaux et les ONG, ont tenté d’identifier plus efficacement les efforts à mener pour réhabiliter et parfois reconstruire certains lieux culturels ou bâtiments traditionnels.
Ce projet met aussi l’accent sur les liens entre patrimoine, tourisme et développement économique, en espérant qu’au final les habitants de Nias ne fassent pas, comme il est permis de le craindre, les frais de politiques patrimoniales et touristiques qui les dépassent et surtout leur échappent complètement. Irrémédiablement, le futur de Nias dépendra avant tout de l’implication de ses habitants pour leur propre développement, qu’il soit touristique, culturel ou économique. Riche de son lourd passé, Nias a donc aussi l’avenir devant lui.
Franck Michel
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