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Le fabuleux et pénible destin
des Mentawaï de Siberut

 

 

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Au large de l’île de Sumatra se trouve l’archipel des Mentawaï, composé d’une quarantaine d’îles, dont seules les quatre plus grandes sont habitées : Siberut, Sipora, Pagaï Nord et Sud. Siberut est la plus grande et la plus peuplée avec 4 480 km2 et environ 25 000 âmes. L’île n’est pas très éloignée de l’épicentre du terrible séisme du 26 décembre 2004, mais les Mentawaï sont surtout célèbres pour leur « authenticité » tant recherchée par les ethnologues en herbe et plus encore par les touristes démangés par la curiosité ou atteints d’un mal d’exotisme. D’ailleurs, les Mentawaï n’ont-ils pas été surnommés les « hommes-fleurs » par les Occidentaux ?

 

Avec l’hibiscus c’est aussi le chamanisme qui attire les étrangers et racolent les voyeurs avides d’expérience mystique. Le tourisme qui fricote avec le néo-chamanisme a le vent en poupe, ici comme ailleurs. Et de passage chez les Mentawaï, certains voyageurs en profitent pour pratiquer un autre rite pour le même prix : celui qui consiste à se faire tatouer « à la dure », à la manière donc des Mentawaï, mais pas du tout pour les mêmes raisons. Ce n’est pas parce que deux cultures se croisent que forcément elles se rencontrent…

 

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Epargnées par le tsunami dévastateur de fin 2004, sans doute protégées par la barrière naturelle de mangrove et par les esprits bienveillants des chamans, les populations locales n’ont pourtant pas été oubliées par les tremblements de terre fréquents qui viennent secouer leur archipel. Il demeure que, selon les croyances des Mentawaï, Teteu est l’un des esprits les plus importants, celui du tremblement de terre… Il incarnait un garçon orphelin qui vivait chez son oncle paternel. Aidé par un crocodile et un esprit de l’eau, Teteu échappe à une noyade certaine, juste avant de construire une maison traditionnelle. Mort, il devint l’esprit de l’intérieur de la terre.

 

Aujourd’hui, face à la mondialisation touristique et à l’exploitation abusive des sols, le peuple mentawaï est menacé de disparaître ou de devenir une attraction folklorique. Je me souviens encore des paroles de l’un des derniers puissants chefs de clan lorsqu’il déplorait la déforestation et ses conséquences : « Jadis, pour aller chasser le singe, quelques heures de marche suffisaient pour en trouver, et rapporter de la viande à l’uma le soir, maintenant même en partant plusieurs jours, on n’est plus sûr de trouver quelque chose à manger, cela devient trop dur ». Peu après, tout juste retourné de Siberut à Padang, j’ai rencontré une riche jakartanaise qui avait réussi à « acheter » son petit singe à elle, mignon comme tout et espèce protégé, afin qu’elle ait un compagnon de jeu fidèle dans sa résidence javanaise. A Siberut, il existe – ou subsiste – quatre espèces endémiques de singes qui, officiellement, sont convenablement protégés. Dans les faits, cette protection n’est plus très rapprochée, et le laxisme desdits protecteurs fortement reproché par les organismes de défense des animaux.

 

Pour les habitants autochtones de Siberut, chamans (ou sikerei) en tête, nul ne doute qu’il faille tout mettre en œuvre pour protéger toutes les créations et créatures de la nature, sources de la vie et des bienfaits qui vont avec, mais ils se demandent dorénavant si les prochains inscrits sur la liste des populations menacées ne sont pas eux, tout simplement… et dramatiquement.

 

Les Mentawaï : un peuple heureux ? Autrefois ?

 

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Sauvés par les esprits bienfaisants ? Peut-être. Les Mentawaï, rejetés jadis jusqu’au cœur de la forêt de Siberut, seuls véritables « occupants » de l’intérieur de l’île, ont nettement mieux supporté les effets d’une planète en colère : en effet, les tsunamis fulgurants et même les tremblements de terre dévastent d’abord les littoraux, le reste dépend de l’ampleur des vagues et des ruptures. De longue date, les Mentawaï délaissent cet espace en bord de mer (il est vrai qu’ils furent contraints de fait) aux missionnaires chrétiens, aux autorités « centrales » dirigées par des Indonésiens de partout sauf de l’intérieur de leur île, et plus encore aux commerçants musulmans minang, bugis et autres, sans oublier quelques surfeurs australiens et américains qui viennent parfois s’échouer jusqu’à Muara Siberut pour écluser une ou quelques dizaines de bières… Il y aurait donc une justice, non pas divine mais naturelle ?

 

En tout cas, cela porta à croire que le respect de Dame Nature et de certaines coutumes pour lesquelles l’harmonie avec l’environnement est un préalable préserverait encore notre fragile planète en proie à tant de prédateurs ! Les Mentawaï n’ont pas péri noyés ou broyés par le raz de marée, mais l’acculturation forcée qui les menace depuis des décennies risque de détruire leur mode de vie. Plus exactement : de le dé-naturer. Ce sont des « rescapés » d’un autre genre.

 

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« Je rêve d’un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et laisser croître les forêts » écrivait David Henry Thoreau en 1862. Les Mentawai – que les Occidentaux par exotisme facile ont baptisé les « hommes-fleurs », un terme il est vrai plus « vendable » aussi – sont peut-être ce peuple-là. Ou l’était. Aujourd’hui il est en sursis mais possède encore de beaux restes comme on dit... C’est pourquoi aussi les routards accourent, mieux vaut tard que jamais, en effet. Et cela participe au drame. Tourisme et cynisme ont ici comme scellé un pacte, aux impacts notoires pour la société hôte.

 

On l’a indiqué d’entrée de jeu, pour chasser, les hommes du clan doivent toujours aller plus loin pour ne pas revenir bredouilles… Les sangliers, les oiseaux, et surtout les fameux singes se font de plus en plus rares. La forêt disparaît sous les coups de scie des multinationales de l’industrie du bois. L’islamisation des côtes gagne du terrain tandis que les écoles chrétiennes investissent les moindres refuges de forêt vierge. L’administration indonésienne, avec ses fonctionnaires et ses militaires, son nationalisme virulent et sa corruption légendaire, entend « amener les indigènes sur la voie du progrès ». Depuis l’indépendance de l’Indonésie en 1945, la culture de Mentawaï a terriblement souffert de la présence de ces nouveaux « colons » : les tatouages rituels (titi), les pagnes en écorce (kabit), les croyances chamaniques, des pans entiers de la culture ont été interdits, les sages punis et les objets fétiches détruits. Devenir sikerei – chaman – était même interdit par la loi !

 

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Paradoxalement, comme souvent, c’est le tourisme qui, à l’aube des années 1990, permet – temporairement – de préserver ce qui reste des traditions et des croyances. Mais pas pour longtemps. Pas dupe pour un sou, le gouvernement local y voit également son intérêt. Certes, les maisons claniques (uma) sont reconstruites, les chamans (sikerei) retrouvent en partie leur place dans l’organisation sociale, les grandes cérémonies (tel le puliajiat, un important rite collectif de purification) sont tolérées, la discrimination à l’égard des autochtones diminue légèrement… Mais la société égalitaire des Mentawaï, dans laquelle n’existe ni chefs ni esclaves, et où les femmes pêchent et les hommes chassent, n’a plus grand avenir à l’heure de la mondialisation. A quoi sert aujourd’hui un chaman jardinier de la forêt qui est aussi éleveur de porc, constructeur de pirogue, fabricant de poison, d’arc et de flèches ?

 

En pays Mentawaï, tout a une âme mais aussi une personnalité, et il convient de veiller à la bonne harmonie des choses qui soutiennent le monde… Ainsi, au-dessus des portes de chaque uma, longue maison qui peut accueillir 5 à 10 familles nucléaires, on aperçoit des umat simagere, des « jouets des esprits », par exemple des oiseaux en bois finement sculptés qui « survolent » l’espace supérieur et donc sacré de la maison. Rien n’est laissé au hasard : l’emplacement des gongs, celui des « boîtes à chamans », l’arrangement de la cuisine, du foyer. Des coins réservés pour dormir, pour manger, pour bavarder, pour danser… Il n’y a pas si longtemps, les missionnaires catholiques venaient décrocher le bulan, bouquet sacré de feuilles séchées placé à l’entrée de la uma, pour le remplacer par un crucifix. L’armée indonésienne ira plus loin, brûlant les maisons claniques pour contraindre les Mentawaï à rejoindre les villages gouvernementaux bâtis à la hâte et à leur intention, et évidemment pour leur bien…

 

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Ce déplacement forcé est aussi un exil intérieur, source de malheur et de misère : un vieux chaman qui, bouteille de coca dans la main, bafouille devant sa uma transformée, désacralisée, qui se situe entre l’église et l’école, et presque en face de l’unique épicerie du village où d’autres hommes perdus se consolent à coups de Bintang, la fameuse bière indonésienne… Cette dernière commence à faire de nombreux adeptes parmi les hommes encore debout mais ce n’est pas de bonne augure pour l’avenir, les jeunes notamment. L’oisiveté s’installe et les autorités pourront ensuite « prouver » la paresse des autochtones. Un refrain bien connu sous toutes les latitudes ! Mais comment chasser quand la forêt n’est plus ? Comment planter les palmiers et récolter le précieux sagou, aliment de base des Mentawaï, lorsque l’épicier propose boîtes de conserve et produits lyophilisés à la mode ? Et ce chaman, en pagne et juste sorti de la forêt pour entrer à Muara Siberut, le principal village portuaire du sud, où il est immédiatement insulté, brimé et enfermé un jour au cachot pour sa nudité inacceptable aux yeux des autorités, tandis qu’à une centaine de mètres de là, des surfeurs australiens en maillots de bain sifflent des bières sans être dérangés. Une nudité à l’image du monde : à deux vitesses, l’une a l’odeur de l’argent facile l’autre possède les marques de tatouages sacrés… Les dieux sont décidément tombés sur la tête.

 

Des résistances s’affinent et s’organisent, certaines familles repliées au cœur de la jungle préfèrent la liberté à la dépendance, l’autonomie à l’autorité. Le terrain au moins s’avère favorable, le relief ne dépasse pas 400 mètres et les seules voies de communication au cœur de la forêt équatoriale sont les rivières. La lenteur protège les sages. Les Mentawaï possèdent d’ultimes coins de paradis. La forêt est leur demeure tout autant que celle des esprits. Ces « derniers des Mohicans » de Siberut savent toutefois que leurs jours heureux sont comptés. Ne s’avouant pas vaincus, ils réagissent aux menaces en misant sur l’éducation des enfants, plusieurs vont à l’école et serviront peut-être demain la cause défendue par leurs pères.

 

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Encore en 1987, des enfants furent séparés des parents dans le seul but de les empêcher de perpétrer « le mode de vie sauvage de leurs ancêtres »… Aujourd’hui, tandis qu’un monde se meurt, des garçons mentawaï sourient et, dans un indonésien approximatif, ils chantonnent en cœur sur le chemin forestier d’une école forcément buissonnière : « Anak muda, pergi ke mana, cari cewek, di Matononan, Tile ! » (« Le garçon, où va-t-il ainsi, il va chercher une nana, à Matononan [un hameau reculé dans la forêt] »). Voilà qui redonne la pêche… Ils s’ornent alors le lobe des oreilles avec des fleurs d’hibiscus, choisissent quelques insectes en guise de friandises et plaisantent sur la mystérieuse anatomie des filles. Sur fond d’éclats de rire et de discussions endiablées, la séduction de l’âme est pour les Mentawaï ce qu’il y a de plus précieux. Avec la farine de sagou, le tabac, la joie de vivre, la beauté et l’humour toujours… Là réside en effet leur fabuleux secret aujourd’hui menacé.

 

Le rire, le plaisir, la beauté, la fête – tout faire pour plaire à son âme – tout cela participe au quotidien très spirituel des Mentawaï. Difficile, en un tel lieu magique peuplé de telles belles personnes, de ne pas tomber sous le charme de cette population – où la culture est tout sauf matérielle – qui semble, tout droit, sortir d’un chapitre des plus inspirés d’un Jean-Jacques Rousseau au mieux de sa forme. En rade dans un port de la région, le Commandant Cousteau, lui aussi, a été un jour comblé par ce coin qu’il considérait comme un paradis pour les ethnologues. Alors, c’est sûr, Siberut fascine encore plus avec ses chamans depuis qu’ils ont été popularisés par les médias internationaux, mais l’île attire aussi pour sa nature de pure beauté : sa forêt jusqu’à récemment plutôt bien préservée et sa faune impressionnante unique au monde. Et tout ça devrait disparaître sur l’autel de la modernité ? Un gâchis orchestré qui relève aussi de l’ethnocide programmé.

 

Les Mentawaï : un peuple en sursis ? Aujourd’hui ?

 

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Un sursis ne vise pas la mort mais l’annonce. Et il n’est jamais trop tard de relever la tête comme les défis. Les menaces et les exactions qui accablent les Mentawaï ne datent pas d’hier, elles s’inscrivent dans une politique « nationale », ce qui, évidemment vu du lieu habituel de vie et de résidence des autochtones, n’a aucun sens. Mais l’Etat indonésien applique des directives, le peuple mentawai discute des idéaux. Ainsi, les Mentawaï récusent toute structure villageoise trop formelle. Ils préfèrent de loin habiter dans leurs grandes maisons collectives, ces uma, uniques et prestigieuses, parfois totalement retirées dans la jungle. Pour eux, et ce jusqu’à nos jours, « vivre caché c’est vivre libre » – pour reprendre des propos entendus de la bouche de l’un d’entre eux – car un relatif retrait du monde constituait à leurs yeux un réel gage de bonheur et de tranquillité. Un gage de survie également. Car l’armée indonésienne aura tout fait pour tenter d’éradiquer ce peuple, trop nomade, trop libre politiquement et spirituellement, bref trop heureux en somme. Cela ne pouvait pas durer : entre 1965 et 1990, les militaires ont brûlé par dizaines ces vastes demeures traditionnelles, traquant les chamans jusque dans les moindres recoins d’une forêt pourtant encore bien dense. Il fallait impérativement les sédentariser, pour mieux les développer (c’est le discours) et les contrôler (c’est la réalité). Vieille rengaine qui a fait des millions de victimes de par le monde depuis l’aube des temps.

 

Il reste que, durant ces années de plomb à Siberut, des clans entiers ont été déménagés de force, des uma particulièrement sacrées détruites à tout jamais, et tout cela pour déplacer sous la contrainte les Mentawaï à l’intérieur de villages gouvernementaux, aux maisons quadrillées à défaut d’être grillagées, des hameaux certes généreusement dotés des services d’Etat et d’hygiène (et bientôt sociaux) à disposition. L’objectif, caractéristique de l’ère Suharto, était clair : faire des Mentawaï – comme ailleurs des Papous, des Dayaks, etc. – des Indonésiens « comme les autres », monothéistes dociles, travailleurs et consommateurs, en fait un « nouveau peuple » à l’image des citoyens javanais urbanisés… Pas évident dans la jungle lointaine ! La diversité s’est ainsi dissoute dans l’unité. L’animisme et le chamanisme chers aux Mentawaï seront déclarés non grata sans débat ou discernement : des bûchers pour les objets sacrés et des nuits de prison pour les récalcitrants deviennent pour un temps monnaie courante. Pour des incarcérés, réels ou imaginaires, qui ignorent pour la plupart jusqu’à la couleur et l’existence même de l’argent.

 

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Les autorités tentent de briser les liens de solidarité ancrés dans l’identité locale, tout comme ils interdisent les tatouages sacrés, les rites avec la nature, le port des cheveux longs et des habits d’usage (comme le pagne en écorce)… Les arcs passent à la trappe et les cochons ne doivent plus s’élever. Le mot d’ordre est unique comme la pensée qui le sous-tend : assimilation.

 

A la fois chefs spirituels et principaux détenteurs des savoirs locaux, les sikerei sont les vrais acteurs de la résistance locale, ce en quoi aussi ils essaient de leur mieux de protéger certaines uma de leur destruction annoncée. La lutte menée pour sauvegarder un mode de vie consiste à continuer vivre, coûte que coûte, donc à perpétuer les gestes des ancêtres, à poursuivre les activités quotidiennes, à chasser, à pêcher, à cueillir… en dépit des pressions et des chantages. La liberté à un prix qui n’est pas négociable en bourse et la seule dépendance que les Mentawaï acceptent volontiers est celle, toujours temporaire en terme d’espace, reliée à leur précieuse plantation de palmiers sagoutiers. Effectivement, ils dépendent « volontairement » du sagou, qui représente leur principale nourriture. Pour eux, pacifistes dans l’âme, passer au riz signifie passer chez l’ennemi, mais c’est une métaphore bien sûr…

 

Cela dit, si les autochtones ne comptent pas se laisser faire, et ils se battent tant qu’ils le peuvent, et tant qu’ils le pourront (et seront assez nombreux…), ils paraissent complètement démunis face à la modernité qui travaille à les achever afin de les intégrer. Il existe, craignions-nous, de légitimes batailles perdues d’avance. Ainsi, à Butui, le clan d’Aman Lau-Lau, sikerei respecté, et sorte de « Geronimo moderne », qui entend à juste titre se faire respecter, résiste mais pour combien de temps encore ? Contre vents et marées, ils ont déjà tenu, espérons qu’ils le pourront aussi contre la bêtise humaine et la loi du plus fort…

 

Note finale : petite mise en garde toute amicale

 

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Voyager en territoire mentawaï n’est guère une chose aisée et, à moins d’y faire quelque chose d’intelligent ou de précis, et donc d’utile pour les locaux, le mieux est de ne pas s’y rendre. La situation pourrait évoluer autrement mais pour l’instant on n’en est pas là. Car si l’exotisme desdits « peuples premiers » est alléchant, et si le néo-chamanisme et le tourisme voyeur sont à la mode, les Mentawaï, eux, ne peuvent attendre grand-chose de ce type de « rencontre ». Et ce n’est pas moi qui le dit, ce sont eux qui me l’ont dit, et moi qui ne fais que coucher sur le papier leurs mots : de désespoir, de crainte, de ras-le-bol, d’espoir aussi.

 

Ajoutons, et ce n’est pas un détail, que pour l’heure, les principaux bénéficiaires – qui rivalisent pour récolter les recettes cet ethnotourisme douteux – restent des étrangers des lieux, notamment des Minang musulmans (descendus de Bukittinggi, ou venant directement de Padang) et des Batak chrétiens (certains installés de longue date et doués pour les affaires). Le jour où la tendance s’inversera et où les Mentawaï géreront et bénéficieront des apports éventuels du tourisme, nous irons avec bonheur tous nous retrouver là-bas et prendre l’apéro ensemble, du vin de palme en l’occurrence et non pas du Ricard comme c’est le cas en ce moment. Mais il faudra sans doute patienter…

 

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En acceptant et jouant le jeu de l’industrie touristique, régionale ou internationale, c’est-à-dire aussi en jouant un jeu de rôle dans lequel ils risquent de perdre leur âme si riche et fragile, les autochtones ne peuvent dans l’immédiat qu’accélérer un processus de « décivilisation » (pour reprendre un terme opportun de l’ethnologue Robert Jaulin), et en tout cas, la seule chose qu’ils ont à gagner : c’est devenir encore plus vite dépendants des autres. Et donc perdre de leur indispensable autonomie/liberté, fondement précisément de ce qui fait l’attractivité de leur culture et territoire.

 

Avec leur installation forcée dans des villages gouvernementaux, à compter surtout des années 1970, les conditions de vie des locaux se sont rapidement dégradées, non pas en termes « d’économie chiffrable », puisque la richesse pour les Mentawaï ne se mesure pas en numéraire, mais dans les domaines psychologique, culturel et social. Perte de valeurs, d’identité, d’envie même de vivre… Le comble pour un peuple qui érige (érigeait ?) le bonheur au sommet de l’échelle des valeurs de la vie. Dans ces villages aux baraquements alignés comme dans un camp, la survie se fait sous le bon contrôle de l’Etat et de ses services, avec l’arrivée des notions de « droit » et de « devoir » pour les Mentawaï… S’enrichir (surtout si c’est sur le dos des autres) n’est pas leur priorité, et du coup la pauvreté croissante, les maladies nouvelles et un terrible désœuvrement commencent à menacer les locaux dans leur existence même. Comment penser l’avenir dans ces conditions ?

 

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C’est ainsi, qu’au cours des années 1990, étonnamment, le tourisme a permis de parler de certaines choses, de soulever un peu le couvercle de cette lourde chape de plomb… laissant augurer de réels espoirs pour les Mentawaï qui seraient enfin, grâce à la présence de voyageurs, témoins et observateurs avisés, d’abord reconnus dans leur différence et ensuite leur culture traditionnelle respectée par les autorités indonésiennes… Un rêve qui n’est pas (encore ?) devenue réalité.

 

Peine perdue, pour l’instant. Car, si au début, en dévoilant certains aspects « spectaculaires » de leur culture aux routards de passage, cela permettait aux villageois de la partie sud de l’île de retrouver un peu de dignité perdue, l’ouverture au tourisme n’a débouché sur rien de concret ou de durable. Beaucoup de voyeurisme et un peu d’humanitaire. Les autorités acceptent ces visites temporaires car elles ne menacent guère leur ordre mis en place et elles leur permettent même d’engranger des commissions et autres pots-de-vin classiques, soudainement bienvenues ; en revanche, les Mentawaï miment un peu plus leur propre culture, d’aucuns parlant même de prostitution culturo-touristique, en tout cas ils la folklorise toujours davantage au risque de s’y perdre – et de la perdre – devant des intérêts financiers et des enjeux patrimoniaux qui leur échappe. J’ai moi-même un moment cru que le tourisme, pensé intelligemment, pouvait à Siberut augurer d’un développement soutenable pour les autochtones, mais en voyant l’évolution et la réalité du terrain, j’ai bien dû déchanter et revoir au plus vite ma copie. Ceci dit, rien n’est jamais inéluctable, et d’autres temps viendront.

 

Mais, pour le moment, les perturbations priment sur les avantages de cette forme discutable d’ethnotourisme qui tente de se frayer un chemin dans cette région. Il faut absolument laisser du temps au temps (mais ce n’est pas là, le fort des Occidentaux… et désormais des pays émergents) car cette dépendance – destructrice et liberticide – va complètement à l’encontre de leur identité.

 

Franck Michel

 

 

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