En Indonésie, politique, langue et littérature sont fortement imbriquées. Assurément, l’histoire de la littérature contemporaine indonésienne est étroitement liée à l’émergence de la nation indonésienne et donc à la rude lutte pour l’indépendance. Cette dernière a été obtenue officiellement le 17 août 1945 mais n’est devenue réellement effective qu’à la fin de l’année 1949. L’aventure politico-littéraire commence bien avant, en 1928 précisément. Cette année, alors que la colonisation hollandaise était à son apogée, le « Serment de la jeunesse » scella de facto le destin d’une nation en pleine construction sinon formation. L’idée, simple et nette, consistait alors à ériger les bases solides d’un Etat souverain proprement indonésien, le tout à partir de trois concepts qui rappellent un peu l’œuvre de Renan et d’autres penseurs de la Belle Epoque (européenne) laissée quelques décennies auparavant : « une nation, une langue, un pays ». Ainsi donc naîtra, de la volonté des nationalistes en lutte contre l’occupant, l’indonésien – bahasa indonesia – une langue artificielle – agrégeant divers apports de langues et dialectes – mais fondée d’abord sur le malais, idiome commercial par excellence de l’ensemble de la région. Une langue également utilisée comme une véritable arme politique.
Une littérature neuve, nationaliste et engagée
Dès le début des années 1930, à la faveur des engagements et des revendications nationalistes, la littérature indonésienne émerge même si elle reste à ce moment fortement marquée par le sceau du malais. Notons que jusqu’au début du XXe siècle, les travaux en langue malaise – appelés « Pujangga lama », c’est-à-dire littéralement « les anciens poètes » – prédominaient largement dans toute l’Insulinde. Ensuite, le contexte politique est devenu tellement essentiel que des écrits en néerlandais – mais dénonçant clairement la colonisation – intègrent pleinement ladite littérature indonésienne de l’époque. Raden Ayu Kartini, femme célèbre issue de l’aristocratie javanaise et auteure féministe avant l’heure, est sans doute la figure la plus marquante de cette période. Kartini est toujours une icône et elle a aujourd’hui son jour férié annuel pour tous les Indonésiens qui d’ailleurs la portent haut dans leur cœur. Si l’île de Java réunit à cette période le plus de nationalistes entreprenants, il en est de même pour les écrivains de la première heure. Mais ceux de Sumatra, surtout du pays Minangkabau (Sumatra Ouest), viennent rapidement occuper le devant de la scène littéraire en plein essor : ainsi, dès 1920, le poète Muhammad Yamin délaisse le pantun (forme poético-littéraire de tradition avant tout malaise) pour opter pour une nouvelle poésie moderne, entièrement rédigée en indonésien. « Sastra Melayu lama » est l’appellation de la littérature indo-malaise produite entre 1870 et 1942. Le terrain littéraire est malais et populaire (pantun, syair, hikayat…) et les œuvres lues par un public essentiellement sumatranais, chinois et eurasien, voire javanais. C’est l’époque aussi où Robinson Crusoé a été traduit, tout comme d’autres ouvrages célèbres occidentaux.
En 1922, c’est Marah Roesli qui signe, avec la parution de Siti Nurbaya, la sortie du premier roman authentiquement indonésien, dont le récit conte un amour impossible où apparaît (déjà) le choc entre tradition et modernité, thème qui deviendra fréquent par la suite. Une autre époque faste s’ouvre avec « Angkatan Balai Pustaka », période plus directement « indonésienne » et dominée par des romans, des nouvelles et de la poésie. Publiés surtout entre 1920 et 1950, par la maison d’édition Balai Pustaka (d’où l’appellation mentionnée plus haut), ces travaux innovants voulaient encourager des écrits de qualité et rédigés dans diverses langues régionales issues de l’archipel : malais, javanais, sundanais, et même en batak, madurais et balinais… Parmi les auteurs notables de cette période fructueuse, nous avons mentionné Marah Roesli, mais il y a aussi Sutan Takdir Alisjahbana (qui initiera aussi le mouvement « Pujangga baru », également le nom d’une revue littéraire, avec le souhait de favoriser une pensée à la fois élitiste, nationaliste et anticoloniale), Hamka, ou encore l’auteur balinais Anak Agung Pandji Tisna. Puis, d’autres auteurs, comme Sanusi Pané, considèrent que les Indonésiens doivent puiser leur inspiration dans l’histoire pré-islamique de l’archipel. Après 1945, la littérature indonésienne entre dans l’ère adulte et devient toujours plus dynamique, notamment grâce aux écrits relatant les affres de la colonisation et la lutte pour l’indépendance. C’est dans ce contexte que Chairil Anwar devient à ce moment le personnage clé du mouvement critique littéraire, dénommé « Angkatan 45 », autrement dit « Génération de 1945 ». Les années de règne de Sukarno sont riches en production culturelle et littéraire. Puis, les années 1960 seront marquées par d’interminables conflits entre intellectuels dits « neutres » et ceux clairement affiliés ou seulement proches/sympathisants du PKI (parti communiste indonésien), réunis pour la plupart dans le groupement culturel dénommé « Lekra » (ou « Lembaga Kebudayaan Rakyat », soit « Institut de culture populaire »). La bataille des idées verra notamment s’affronter Pramoedya Ananta Toer, l’intellectuel engagé le plus connu d’Indonésie, membre de Lekra, et l’écrivain sumatranais Mochtar Lubis qui, de son côté, minimisera quelque peu ses critiques contre le pouvoir dictatorial qui se met progressivement en place. Certains auteurs se rallient au pouvoir sans le promouvoir pour autant, comme par fatalité, tandis que d’autres – plus téméraires et déterminés – luttent pour échapper aux tueries ou au bagne…
L’année 1965, ses réalités et ses suites politico-littéraires
L’affrontement « intellectuel » de cette période est parfois plus idéologique que littéraire et les artistes/intellectuels engagés, à l’instar de celui que les Indonésiens surnomment « Pram » (Pramoedya Ananta Toer), paieront le prix fort de leur liberté de penser. D’exister tout simplement. Beaucoup seront assassinés ou « disparaîtront », d’autres émergeront à nouveau dans les années 1990 après des années de privations, de prisons, d’exils volontaires ou forcés… Certains auteurs si souvent poursuivis, torturés ou emprisonnés pendant la dictature, comme le poète balinais Putu Oka Sukanta, réapparaissent aujourd’hui, avec leurs travaux plus largement diffusés, et tout cela pour notre grand plaisir à tous ! Mais combien d’autres ont été réduits à jamais au silence, leurs œuvres comme leurs auteurs enfouis dans quelque charnier ou tombés dans l’oubli pour toujours. Les témoignages des derniers intellectuels survivants de cette époque tragique sont d’autant plus précieux aujourd’hui.
La terrible et sanglante répression anti-communiste de fin 1965 sera dramatique pour les intellectuels indonésiens et elle décimera toute une génération d’écrivains très prometteurs. A.-G. Nilsson Hoadley, dans son récent ouvrage, Indonesian Literature vs New Order Orthodoxy, explique que les regards et les opinions des écrivains indonésiens diffèrent clairement de ceux des intellectuels occidentaux. Durant le bain de sang suivant ledit coup d’Etat de fin septembre 1965, au moins un demi-million de vies ont été perdues, abattues, assassinées. L’auteure montre dans son livre que la littérature fut alors le seul domaine où l’on pouvait, envers et malgré tout, encore débattre des meurtres et autres exactions commises par le nouveau régime mis en place par Suharto et ses sbires. La fiction littéraire fut en quelque sorte l’ultime et l’unique refuge – et un moyen de continuer à vivre ! – pour certains écrivains pour décrire et dénoncer les abus et les massacres. A l’instar de Pram, nombre d’auteurs, si durement traqués au cours de cette longue période, ont également recherché de l’inspiration dans l’essence de la culture javanaise sans oublier de puiser dans l’héritage politique de Sukarno. Véritable désert intellectuel et culturel – à l’exception d’un folklore manufacturé pour les affairistes et touristes internationaux… et leurs précieuses devises – la longue période du président-dictateur Suharto (1965-1998) n’aura pas laissé de souvenirs littéraires impérissables, les plus grands penseurs, écrivains et intellectuels étant réduits au silence, c’est-dire au cimetière, derrière les barreaux ou encore ostracisés très loin de leurs pénates. Au cours des années 1980, les célèbres romans de Pramoedya Ananta Toer sont (encore) interdits mais sont déjà diffusés, clandestinement et « sous le manteau » (expression plutôt inappropriée en Indonésie, d’abord parce que la chaleur ambiante ne laisse guère voir des gens portant des manteaux dans la rue, et ensuite la culture de contestation ne fut pas le fort des habitants pendant que les militaires géraient d’une main de fer l’ordre dit nouveau dans la rue…).
Auparavant, emprisonné à plusieurs reprise avant d’être envoyé sur l’île-bagne de Buru, l’écrivain de Bumi Manusia (« Terre des hommes ») avait reçu en cadeau une machine à écrire de Jean-Paul Sartre, mais les autorités militaires et carcérales ne lui laissèrent guère de temps pour écrire et en profiter… Guettant le Nobel de Littérature à la fin de sa vie, lorsque ses travaux furent enfin publiquement reconnus en Indonésie après 1998, Pram s’est éteint en 2006, à l’heure où sa notoriété s’est imposée localement. Peu après sa disparition trop tôt survenue, l’ancien dictateur Suharto s’est également éteint, tranquillement à l’hôpital, à l’abri d’un procès et de geôliers, comme quoi même en jeune démocratie l’Indonésie n’est pas encore délivrée de ses vieux démons du passé. Les années de plomb ont été un immense gâchis sur le plan culturel pour l’Indonésie, aujourd’hui la jeune génération paie lourdement le prix de ce manque à gagner... Du temps sera nécessaire pour venir à bout de l’inculture si savamment entretenue par trois décennies de mensonges et d’oppressions.
Avec l’avènement de la démocratie, une lente renaissance littéraire
La créativité culturelle attendra la fin du règne du clan Suharto et, en même temps que l’art, la littérature connaîtra un essor dès les premiers signes de l’effritement du système, soit déjà au courant des années 1990. Une nouvelle génération d’écrivains – dominée par des femmes – prendra peu à peu la relève des auteurs engagés dans les années 1960, aujourd’hui fatigués ou disparus, tout en proposant une littérature contemporaine ancrée dans l’époque actuelle, celle de la mondialisation et de la société de consommation. Une des auteures les plus réputées ces dernières années est incontestablement Ayu Utami, notamment avec son roman Saman, dont une traduction française (chez Flammarion) est désormais disponible. Ce renouveau littéraire est prometteur et significatif de la nouvelle vitalité culturelle d’une Indonésie qui a envie de vivre. Et non plus de survivre. On remarque également que la fin du régime Suharto a permis de reconnaître le rôle essentiel des Sino-Indonésiens dans la vie culturelle et littéraire nationale. Là également, des réhabilitations intellectuelles sont en cours. Ainsi, la « Sastra Melayu-Tionghoa » (ou « littérature sino-malaise »), dont la production fut si foisonnante entre 1870 et 1960 (plus de 3000 œuvres pour environ 800 auteurs !), est finalement sortie de l’ombre, doucement mais sûrement. Bref, après la chute de la dictature, en mai 1998, plusieurs auteurs ont émergé sur la scène littéraire indonésienne : Seno Gumira Ajidarma, Ayu Utami, Dewi Lestari, Goenawan Muhammad, etc. Les efforts de la fondation Lontar, active depuis 1987 et à la tête de la promotion littéraire dans l’archipel, sont remarquables. Récemment, la fondation Lontar a travaillé de concert avec un anthropologue espagnol, Arenas Angel, dans le but de réaliser un projet intitulé « Le monde, un poème géant » qui consiste à populariser et promouvoir la poésie en public. Des performances ou actions « poétiques » ont eu lieu dans diverses îles et villes indonésiennes et le succès s’avère évident. Un signe fort de ce renouveau culturo-littéraire qui donne un peu d’espoir… alors que la lecture semble se raréfier, comme un peu partout, auprès du jeune public…
Un autre phénomène récent mérite d’être mentionné. Il s’agit du livre Laskar Pelangi (« Les soldats de l'Arc-en-ciel »), de l’écrivain indonésien Andrea Hirata. Un article d’Ilham Khoiri, paru dans le quotidien Kompas du 4 janvier 2011, est éloquent à ce sujet : plus de cinq millions d’exemplaires du livre vendus à ce jour, ce qui n’est pas rien pour un pays comme l’Indonésie, où lire n’est pas vraiment un sport collectif. Cet ouvrage, dont l’histoire a également été portée avec grand succès à l’écran en 2008 (par Riri Riza), a été un véritable événement dans l’archipel. D’ailleurs, le village de Linggang, sur l’île de Belitong (Sumatra), où se déroule l’essentiel des scènes du livre/film, renaît depuis ce soudain succès littéraire. En effet, le best-seller a transformé le destin de l’île de Belitong, et l’école du village, désormais célèbre, est la parfaite réplique de celle dans le livre et film. Délaissée, cette île commence une nouvelle vie grâce à l’œuvre de cet écrivain, Andrea Hirata, lui-même originaire du petit village de Linggang. Le roman raconte la bataille des enfants du village pour sauver leur école alors que le chaos économico-social paraissait inévitable. Déjà avant la sortie du film, Andrea Hirata avait atteint la notoriété internationale, son livre ayant été entre autre été traduit en anglais. Aujourd’hui, les écoliers, heureux héros malgré eux, ont même composé une comédie musicale, l’institutrice (Bu Muslimah) est une véritable star nationale (on la voit désormais dans des publicités télévisés !), et les touristes indonésiens affluent massivement dans l’île, pourtant quasiment abandonnée il y a quelques années seulement. Au total, les retombées économiques sont bonnes pour le village et pour les habitants. Désormais, les recettes jadis promises par la mine d’étain le sont par celles de l’industrie médiatique et touristique. La mode « Belitong » bat son plein, et en 2010 un festival annuel a été lancé en novembre. Tant mieux si les locaux bénéficient réellement de cet engouement. Encore plus fou, les organisateurs ont eu l’idée de faire du hameau de Linggang un véritable « village littéraire », une sorte de Montolieu en version indonésienne ! Une des rues de Linggang a d’ailleurs été baptisée « Rue des troupes de l’arc-en-ciel » tandis que d’autres voies ont pris le nom d’écrivains indonésiens célèbres. Des voies renommées aux voix entendues et lues il n’y a qu’un pas, et voilà donc aussi une manière de promouvoir la lecture et la littérature à l’échelle nationale… Une « Maison de la poésie Andrea Hirata » a été construite, avec des résidences d’écrivains-artistes ainsi qu’un club de lecture et une bibliothèque ! Cette belle histoire démontre en quelque sorte que la littérature peut aussi contribuer à changer le monde, ou en tout cas à le rendre un peu meilleur… On peut vivement espérer que de telles initiatives se multiplient ailleurs dans le pays. Et dans le monde.
Dans un autre registre, on peut aussi se féliciter de la parution, en indonésien comme en français, et surtout grâce au minutieux travail d’E. D. Inandiak, d’un véritable chef-d’œuvre oublié de la littérature javanaise, le Centhini, en fait un long poème aux accents joliment érotiques, intitulé en français : Les chants de l’île à dormir debout. Le livre de Centhini. Certains musulmans javanais enragent mais d’autres exultent car un monument de la littérature locale a ainsi été extirpé de l’oubli. Là aussi, ce renouveau est porteur d’espoir, malgré un contexte religieux en Indonésie encore bien délicat et difficile. Désormais, les Indonésiens peuvent se plonger dans ces Mille et une nuits javanaises, ou sexe et littérature ne font plus qu’un (et même bon ménage !), pour le plaisir de tous, et en défiant tous les sectarismes toujours prêts à surgir. La littérature indonésienne, sacrée ou profane, religieuse ou politique, est aussi subversive. Mais n’est-ce pas là même le véritable sens de toute littérature digne de ce nom ? Bouleverser les idées-reçues et soulever les consciences ?
De l’œuvre sociale de Pram à l’épopée érotique de Centhini, la littérature indonésienne a décidemment beaucoup à offrir au monde. Mais la vigilance est de mise car la liberté d’expression en Indonésie reste fragile et rien n’est acquis dans la durée : récemment, en janvier 2012, l’intellectuel engagé George Junus Aditjondro, auteur de nombreux travaux salutaires, critiquant à bon escient la corruption actuelle et la dictature d’antan, risque aujourd’hui de passer quatre ans derrière les barreaux pour avoir insulté la famille du sultan de Yogyakarta… Des progrès restent donc encore à faire, c’est certain, mais ne boudons pas non plus le plaisir de lire et déguster ce qu’on peut déjà (et enfin !) lire et apprécier…
Franck Michel
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