Située dans la province de Java Ouest, la ville de Bogor, peuplée de près d’un million d’habitants aujourd’hui, représente pourtant pour beaucoup d’Indonésiens et surtout pour les citadins de Jakarta un havre de paix, une petite cité coloniale à l’air frais et dotée d’un magnifique jardin botanique célèbre dans le monde entier. A la fois ville (kota) et district (kabupaten), Bogor se trouve en effet non loin de la capitale indonésienne (Jakarta est à 60 km au nord), ce qui lui confère le droit d’intégrer la conurbation dite de Jabodetabek, vaste mégalopole réunissant notamment les villes de Jakarta, Depok, Tangerang et Bekasi.
Jadis baptisée Buitenzorg par les colonisateurs hollandais, toujours habituée aux orages et aux averses, Bogor est désormais surnommée kota hujan (c’est-à-dire « la ville de la pluie »), une réputation assumée par ses habitants et qui n’empêche pas les touristes locaux de venir nombreux tous les week-ends afin de s’y balader et d’y passer du bon temps. Entourée de volcans éteints, comme le mont Gede (grand) ou le mont Salak (de salak, nom du savoureux fruit local, parfois appelé par les étrangers « fruit du serpent » en raison de l’apparence de sa texture).
Le palais présidentiel se trouve au cœur du jardin botanique et, à l’extérieur du parc au centre de la cité, quelques vieilles maisons coloniales bordées de nouvelles motos japonaises...
Une ville commerçante : marché dominical et, à droite, étals de rue, avec un « taxi-cheval » pour touristes locaux.
Chevaux joliment décorés et appareillés sous le regard perplexe des vendeurs de légumes
Une histoire riche en rebondissements
Bogor n’a pas attendu l’arrivée des Hollandais pour exister et pour vivre. La période précoloniale fut déjà riche et tumultueuse. La première présence humaine sur le site date du 5ème siècle de notre ère lorsque la région était intégrée dans l’Etat de Tarumanagara. Mais rapidement, le royaume de Srivijaya, puissant voisin, accroît son territoire et Tarumanagara devient le royaume de Sunda, avec pour capitale - dès 669 - la cité de Pakuan Pajajaran, en fait l’ancêtre de l’actuelle Bogor. A cette époque, le sanskrit est la langue écrite officielle (et religieuse) et c’est surtout l’alphabet pallava du sud de l’Inde qui a été employé sur les impressionnantes stèles (prasasti) retrouvées dans la région de Bogor, précisément à Ciaruteun, Kebon Kopi et Jambu. Certaines datent du 5ème siècle et sont attribuées au roi Purnawarman de Tarumanagara ; une stèle plus récente (rédigée en langue malaise), a été retrouvée à Kebon Kopi, non loin de Bogor, elle daterait de 932 et évoquerait un certain roi de Sunda. Au fil des siècles, Pakuan Pajajaran deviendra l’un des villes les plus importantes de l’Indonésie médiévale, comptant à son apogée près de 50.000 habitants. Le royaume prendra peu à peu l’appellation Pajajaran tandis que la ville gardera celle de Pakuan. Ainsi, et malgré des changements sporadiques au début, de 1333 à 1579, le lieu-dit Pakuan s’érige en capitale officielle du royaume à la fois sundanais et hindouiste de Pajajaran. C’est surtout à partir de la date du couronnement de King Siliwangi, le 3 juin 1482, que Pakuan est véritablement reconnue comme la capitale du royaume de Pajajaran. D’ailleurs, depuis 1973, cette date est officiellement perçue comme étant l’acte de naissance de la ville et est devenue un jour férié pour les citadins de Bogor. Cela dit, en 1579, Pakuan qui n’était pas encore Bogor ni même Buitenzorg a été envahie et presque entièrement détruite par l’armée du sultan de Banten qui met ainsi fin à l’existence même du royaume de Sunda. La ville fut alors ruinée et abandonnée durant des décennies.
Entrée principale du jardin botanique (kebun raya, « grand jardin ») et plaque commémorative en l’honneur du fondateur, le botaniste allemand Reinwardt qui, le 18 mai 1817, a créé ce fameux parc floral.
Puis vinrent les Hollandais et l’époque coloniale. L’ancienne Pakuan devient Buitenzorg, ce qui signifie plus ou moins « sans souci » en néerlandais. La ville va notamment être la résidence du gouverneur-général des Indes néerlandaises durant les règnes successifs de H. W. Daendels et de T. S. Raffles, de 1808 à 1814. Mais bien avant cela, à la fin du 17ème siècle, lorsque Pakuan se relevait douloureusement de sa tragédie et de son abandon, le pouvoir local passa graduellement des mains des spires du sultan de Banten à celles des gestionnaires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). Officiellement, le passage des rênes entre les deux pouvoirs a été statué le 17 avril 1684. Dès lors, les Hollandais auront les mains libres pour « développer » et évangéliser à leur guise… La première installation coloniale revient à un lieutenant sundanais, du nom de Tanuwijaya, embauché par les Hollandais et qui eut comme rude tâche de développer le coin à partir de 1687. Douze ans plus tard, ses efforts furent vains en raison d’une éruption du volcan Salak qui laissa la région sous un tapis de cendres. Néanmoins, certains versants restèrent disponibles pour la riziculture et plus encore les plantations de café, dont l’exploitation intensive en était à ses débuts. Le même Tanuwijaya survit non seulement à l’épreuve du temps mais, désigné responsable, il sera même considéré comme le fondateur du district de Bogor au tout début du 18ème siècle. Dès 1703, l’administration revient directement aux affaires, par le biais d’A. van Riebeeck, et profite de cette présence réaffirmée pour engager des expéditions scientifiques et surtout archéologiques. Peu à peu, le climat plus agréable qu’à Batavia aidant, Buitenzorg attire de plus en plus de colons hollandais. En 1745, le baron Van Imhoff réunit neuf villages en une seule entité, et un canal d’irrigation est creusé au cœur de la cité ; de plus, la construction de la résidence du gouverneur général vient d’être terminée, elle accueillera dorénavant le gouvernement pendant l’été. C’est l’année suivante, 1746, qui verra la ville s’appeler officiellement Buitenzorg selon le bon vouloir des autorités d’occupation. Il est intéressant de noter qu’à cette même période déjà les autochtones préféraient utiliser le nom Bogor (dont le terme apparaît officiellement dans un document écrit le 7 avril 1752), une alternative locale et même politique qui permet d’emblée de se démarquer du discours allogène. Du pouvoir colonial donc aussi. L’appellation « Bogor » vient sans doute du javanais signifiant « sucre de palme » mais une autre interprétation indique que l’origine du terme proviendrait du vieux javanais « Bhagar » ce qui veut dire « vache »… Bref, qu’elle vienne d’une plante ou d’un animal, la source exacte du mot « Bogor » reste un mystère, mais l’essentiel à ce moment est que les locaux se l’approprient progressivement. Les deux siècles suivants vont voir un développement rapide de la cité de la part des locaux comme de l’administration hollandaise, sans négliger l’héritage issu de l’occupation temporaire du territoire par les Anglais entre 1811 et 1815. En effet, Stamford Raffles – plus tard fondateur de Singapour (en 1819) et auteur également d’une magistrale Histoire de Java – va, pendant un court laps de temps, déménager l’administration centrale de Batavia à Buitenzorg. Mais les Hollandais reviennent vite aux affaires : le palais de Buitenzorg est à nouveau transformé en résidence d’été du gouverneur-général, et 1817 voit la création du jardin botanique à proximité des allées du pouvoir. Juchée sur un terrain sismique s’il en est, la ville connaît un nouveau tremblement de terre et une éruption du volcan Salak, le 10 octobre 1834. A partir des années 1840, les constructions urbaines prennent davantage en considération les réalités géologiques locales. Concrètement, cela se traduira aussi par une ségrégation dans l’habitat : des lotissements séparés seront attribués aux populations européennes, arabes, chinoises et locales… La fin du 19ème siècle verra la création, à Bogor, de la plus importante école spécialisée dans l’agriculture sur le territoire indonésien alors sous tutelle hollandaise. D’autres universités, laboratoires ou musées sont créés à cette période faste, transformant la petite cité de Buitenzorg en vitrine scientifique de l’Europe en Asie insulaire. Cette période, où l’occidentalisation de la ville est manifeste, durera bon gré mal gré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et donc jusqu’à la fin de l’ère coloniale.
Dans le parc, verdure et tranquillité assurées… si loin de la ville bruyante juste à deux pas !
Du 6 mars 1942 jusqu’à la fin de l’été 1945, Buitenzorg – tout comme l’ensemble de l’Indonésie « hollandaise » – est sous la coupe réglée des forces armées japonaises. Dans leur stratégie de promotion des idéaux nationalistes – et donc anticoloniales – les Japonais cherchent le soutien des autochtones et encouragent la lutte contre le colonisateur européen. C’est pourquoi ils commencent par supprimer le nom de Buitenzorg pour le remplacer officiellement par celui de Bogor. Un choix sur lequel les habitants ne reviendront plus, une fois les Japonais et les Hollandais définitivement partis ou plutôt expulsés. Les Japonais vont également soutenir les « défenseurs de la mère-patrie », à savoir les milices armées indonésiennes (ou PETA : Pembela Tanah Air). A la date de l’indépendance de l’Indonésie, le 17 août 1945, l’armée hollandaise était pourtant sur le retour à Java Ouest et à Bogor. Un « come-back » éphémère puisque dès le printemps 1948, Java Ouest s’organise politiquement, d’abord avec l’aval des Hollandais (qui, soucieux de « diviser pour mieux régner » comme le veut l’adage militaire bien connu, ont tenté de constituer un Etat tant fédéral que dépendant afin de conserver leur mainmise), pour préparer lentement mais sûrement la marche vers l’indépendance réelle. Ainsi naît Negara Pasundan en avril 1948. Puis, en décembre 1949, Negara Pasundan intègre ladite « République des Etats-Unis d’Indonésie », structure politique temporaire émanant des tables rondes et autres discussions diplomatiques néerlando-indonésiennes de l’automne 1949. Enfin, en février 1950, à l’issu d’un rapide conflit, Negara Pasundan cesse d’être, et Bogor se voit définitivement rattachée à la jeune République d’Indonésie, enfin débarrassée de son tuteur colonial. A l’été 1950, Bogor est le nom officiel de la ville. Le jeu de dupes orchestré par les Hollandais n’a pas fonctionné et les Indonésiens vont apprendre à vivre ensemble, sans occupation étrangère et sans trop de divisions internes. Cela sera possible mais jamais facile. Jusqu’à nos jours.
Palais présidentiel, sirène, nénuphars et vie bucolique…
Mais la préservation de la nature fait, même dans le parc/jardin, trop souvent place à la pollution…
Ces dernières décennies, une fois bien entrée dans le giron national, la ville de Bogor a joué un rôle essentiel sur les plans économique, culturel et scientifique pour le développement et l’image de Java Ouest. Sa renommée coloniale a su trouver une adaptation appropriée pour le contexte indonésien : par exemple, la résidence du gouverneur-général hollandais est devenue… le palais d’été du président Sukarno ! Il y a donc eu ici une coupure dans l’histoire mais pas vraiment de cassure. A sa manière aussi, le général Suharto a utilisé cette ville pour se refaire une santé diplomatique, en organisant des meetings inter-asiatiques et le sommet de l’APEC en novembre 1994. Plus récemment, des rivalités puis des affrontements religieux ont tristement occupé l’actualité : en 2008, des islamistes ont violemment affiché leur refus d’allouer des permis de construire prévus pour de nouvelles églises chrétiennes dans la cité ; en juillet 2011, les protestants (membres de Gereja Kristen Indonesia) se sont vus privés de lieux de culte par le maire de la ville, Diani Budiarto, qui a retiré leur permis de construire une nouvelle église. Sous la pression des militants islamistes locaux, pourtant minoritaires ici comme ailleurs à Java, les autorités municipales cèdent, craignant certainement un soulèvement toujours plus populaire à leur égard (et donc des pertes de votes lors des élections)… Depuis trois ans, par manque d’église, les protestants de Bogor célèbrent leurs rites dans la rue, ce qui ne plaît pas non plus aux islamistes. Si la bataille avec le maire s’annonce rude sinon mal, en revanche les protestants ont obtenu en 2011 le soutien d’une majorité des représentants de la Nahdlatul Ulama (ou « NU », importante organisation musulmane prônant un islam plutôt modéré et ouvert), mais rien n’indique pour l’heure que cela suffira à débloquer une situation assez explosive…
Un parc parfois à l’allure de forêt peuplée de grands arbres…
La civilisation réapparaît vite : marchand de glaces, déchets à terre, lycéens en uniforme et mosquée en vue… A droite, le rideau naturel de bambous indique aussi le chemin vers la « maison des orchidées ».
Un célèbre jardin botanique
Le jardin botanique de Bogor, l’un des plus prestigieux au monde au 19e siècle, a été fondé en 1817 par un naturaliste et botaniste allemand dénommé Reinwardt et qui travaillait pour le compte du gouvernement des Indes néerlandaises. Son but était surtout scientifique, il souhaitait notamment classer et recenser les plantes indigènes, mieux comprendre leur usage, voire leur potentiel médicamenteux. Scientifique certes, mais aussi businessman avant l’heure – comme tant de laboratoires pharmaceutiques aujourd’hui – Herr Reinwardt voulait également étudier les plantes pour mieux en tirer profit. Commercial bien entendu. Ces débuts auront aussi permis que le jardin puisse devenir un réel centre d’études et de promotion de l’agriculture et de l’horticulture en Indonésie. Sa renommée illustre le chemin parcouru.
Avec les fleurs, le paysage devient plus domestique. A droite, ici à l’entrée de Orchid House, on remarque au mur la présence quasi totémique de Sukarno, dont le palais du parc a aussi été l’une de ses demeures.
Dans la « maison des orchidées », chaleur étouffante, couleurs chatoyantes et verdure luxuriante, le tout sous verre et parfois sous serre. Cette « maison » est véritablement le « must » du parc botanique.
Déjà, pendant que Raffles séjournait au palais (le jardin n’existait pas encore), il avait voulu créer un jardin typiquement anglais, il ramena même pour ce faire des plantes d’Angleterre. Mais le jardin verra le jour une fois ce dernier chassé d’Indonésie. Donc le fondateur était bien, de son nom complet, Casper Georg Carl Reinwardt, un Allemand spécialiste en biologie, chimie et botanique. Au moment où il crée le jardin – alors appelé « lands plantentuin » (ou « espace des jardins plantés ») – Reinwardt venait d’être nommé directeur des questions agricoles à Java. Le 18 mai 1817, bénéficiant de la bienveillance des autorités hollandaises, il est nommé premier directeur du jardin botanique, et ce jusqu’en 1822.
Quinze ans plus tard (en 1826), des plants de théier arrivent directement du Japon – d’ailleurs à l’insu des Japonais ! – initiant une véritable révolution agricole qui aura été clairement suscitée par le jardin botanique et sa direction d’alors : effectivement, dès 1833, l’île de Java comptabilisait plus d’un demi million d’arbres à thé ! Qui d’ailleurs aujourd’hui ne connaît pas le thé de Java ? Le thé viendra même sérieusement concurrencer le café, à Java comme dans les autres îles. Le réputé jardin ne rime pas qu’avec science et plaisir mais aussi avec économie.
Aujourd’hui, pour les visiteurs, le « must » du jardin botanique est certainement la « maison des orchidées ». Jusqu’en 2005, il y avait en fait peu d’orchidées autochtones en provenance de l’ensemble des îles indonésiennes ; mais, depuis 2006, d’importantes missions de collecte d’orchidées sauvages ont été organisées. Des « pièces » belles et rares, dénichées un peu partout dans les îles de l’archipel, ont fortement augmenté les collections existantes, conférant à celles-ci une valeur aussi prestigieuse qu’inestimable. Une autre perle issue de ce jardin botanique, mais placée au service des habitants bien plus que des touristes, est l’université agricole de Bogor (Institut Pertanian Bogor ou IPB). Fondée en 1963, son objectif est de focaliser les recherches sur l’agriculture tropicale. Reconnue « université autonome » en 2000, sa réputation et la qualité de ses travaux ont désormais largement dépassé les frontières de l’Indonésie. Au final, le jardin botanique de Bogor regorge de belles collections et de fructueuses recherches, qu’elles soient visibles et visitables ou non. Mais si le jardin ne pourra peut-être pas combler tous les voyageurs de passage, l’histoire de la cité, elle, devrait y parvenir.
Franck Michel
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