La région (kabupaten) de Buleleng, au nord de Bali, est tributaire d’une histoire singulière. C’est en effet à Singaraja – principale ville de la région et de toute l’île pendant la période coloniale – que débarquèrent les marchands, les colons, les soldats… et les premiers touristes. Au sud, Kuta n’était alors qu’un modeste village de pêche, totalement inconnu de ce qu’on appelait, pas encore, le « grand public ». L’ancien royaume de Buleleng apparaît comme coupé par une barrière naturelle formée par les volcans du centre, une spécificité qui contribue aujourd’hui à un certain isolement, comparé au dynamisme (et à la pollution) désormais si caractéristique du sud. Historiquement, le nord se distingue aussi fortement du sud et du reste de l’île. Buleleng développa plus tôt des contacts avec l’extérieur – Java mais aussi la Chine, l’Inde et l’Occident – et on a retrouvé (à Pacung) des tessons de poterie vieux de plus de deux mille ans. Puis, dès le VIIIe siècle de notre ère, le bouddhisme et l’hindouisme feront ici leurs premières apparitions notables, un stupa bouddhique localisé à Kalibukbuk (à quelques kilomètres à l’ouest de Singaraja) atteste de cet ancien héritage, tant culturel, politique que religieux.
C’est ensuite, au XVIe siècle, par le biais de l’islam et des sultanats javanais qu’arrivèrent colons et marchands en provenance des îles voisines. 1846 marque un tournant majeur dans l’histoire régionale et même nationale. A cette date, les Hollandais tentent une première invasion de Bali. En vain. Mais ils reviendront en force. Nous le verrons un peu plus loin. Dès 1955, les Bataves vont faire de Singaraja un centre régional de leur administration coloniale. La possession de Buleleng survient un demi-siècle après la relative mise au pas des royaumes balinais méridionaux. De nos jours encore, de Singaraja à Munduk ou un peu partout le long de la côte, des vestiges de l’époque coloniale – demeures ou palais à l’architecture européenne – ainsi que des boutiques typiquement chinoises sans oublier des mosquées plus ou moins anciennes, jalonnent le paysage urbain ou rural. Avec l’avènement de l’indépendance, Denpasar deviendra la capitale régionale et le sud deviendra dès les années 1960 le principal port d’arrivée/entrée de Bali : en 1969, la messe est dite dirions-nous, puisque l’ouverture de l’aéroport de Tuban contribuera à replonger Singaraja et ses environs dans une nouvelle forme d’isolement. De tranquillité diront d’autres, sans doute plus avisés. Il reste que cette longue histoire particulière aura forgé un esprit de résistance indéniable aux « gens du nord ». Leur réputation, galvaudée ou non, est d’être plus ouverts, directs, parfois arrogants et fiers, mais aussi plus progressistes et égalitaires. Effectivement, la rigidité du système de castes semble être dans cette région – où les idées marxistes ont à un moment connu leur petite heure de gloire, sur le plan littéraire et intellectuel surtout – nettement moins effective. D’ailleurs, les musulmans – voyant dans ce coin de Bali une assez généreuse terre d’accueil – arrivent des autres îles et essaient, depuis quarante ans, d’y recréer une vie plus prospère. Une visite des marchés de Singaraja montrent que beaucoup d’entre eux ont parfaitement réussi leur métamorphose. Mais d’autres tentent de se frayer un chemin vers le bonheur capitaliste dans sa version balinaise, en portant un croissant et non une swastika.
Cette ouverture tous azimuts vers le large augure aussi d’arts syncrétiques, comme on peut le constater dans la musique rituelle balinaise (ou l’usage par exemple du bambou est essentiel), dans les danses sacrées (wayang wong, baris gede, et surtout le trop populaire joged, danse parfois émoustillée et aguichante, controversée par les temps qui courent, mais néanmoins incontournable pour nombre de cérémonies traditionnelles et même religieuses). Dans le même esprit, dans sa partie nord-est, la région regorge également d’une série de temples hindous aux sculptures étranges sinon mystérieuses. Nous les décrirons un peu plus loin.
Entre mer et montagne, dans la région située entre le Pura Dalem Jagaraga et le Pura Batu Bolong de Sawan, les gamelans, les gongs surtout, ainsi que les troupes de danse dite joged, sont spécialement réputés et recherchés.
Si à Buleleng il existe un authentique héros local – et national depuis 1993 – dont la mémoire reste vive, c’est bien Gusti Ketut Jelantik. Au milieu du XIXe siècle, ce fin stratège et guerrier intrépide aura fait de son mieux pour refouler les invasions hollandaises successives. Passant à la vitesse supérieure vers 1845, les colonisateurs souhaitent alors exploiter directement le territoire balinais, et pour ce faire, il fallait d’abord entièrement le contrôler, ce qui était loin d’être le cas. Un prétexte mettra le feu aux poudres : les épaves des bateaux naufragés. En 1846, les Hollandais profitent de l’occasion pour accuser le raja de Buleleng de piller l’épave de l’un de leurs navires. De ce prétexte découle la première réelle intervention armée dans le nord de l’île.
Les Nord-Balinais n’entendent cependant pas en rester là. Ils s’unissent derrière leurs princes pour une fois bien d’accord, tous rassemblés sous la bannière de Gusti Ketut Jelantik (appelé aussi Gusti Ktut Djilantik ou, officiellement, I Gusti Ngurah Ketut Jelantik). On raconte, dans les livres comme dans les environs de Sawan et de Jagaraga, que les troupes balinaises furent légendaires et courageuses, car les soldats seulement armés de kriss, dagues et lances, étaient toutefois plus ingénieux que leurs homologues européens ; sous le commandement de Jelantik, ils creusent des fosses et construisent d’immenses pièges remplis de pieux pointus, aussi mortels qu’efficaces. Les Balinais remportent deux victoires, en 1846 et 1848, mais la catastrophe militaire survient en 1849, à Jagaraga. Pertes innombrables, destructions de temples et d’habitations, le bilan est lourd pour les autochtones. Mais Gusti Ketut Jelantik refuse de se rendre et, dans un premier puputan, un suicide collectif ou combat mortel qui malheureusement en annonce bien d’autres par la suite, il avance – en compagnie de sa femme, de ses proches et de ses serviteurs – vers les canons des fusils hollandais… Le tout se finit en carnage.
Deux portraits de I Gusti Ketut Jelantik. A gauche, un cliché célèbre montrant le souverain en belle tenue en compagnie de son scribe attitré. A droite, le raja de Buleleng avec l’une de ses filles et une esclave à ses pieds. Source : W. A. Hanna, Bali Chronicles, Singapour, Periplus, 2004.
Les temples hindous du nord-est de Singaraja sont des témoignages architecturaux et historiques de cette région de Bali. Le plus à l’est de Singaraja, dans le hameau d’Alassari, se trouve le Pura Ponjok Batu, le temple de « la Pointe du Rocher ». Construit tout en hauteur sur un rocher réputé pour sa « bonne » énergie qu’il diffuse, ce temple possède de belles sculptures – dont un Ganesh impressionnant – et renvoie à de nombreux mythes chers aux Balinais. Consacré spécialement au fameux prêtre javanais Danghyang Nirartha, qui a profondément réformé la religion balinaise au XVIe siècle, et qui aurait été présent sur le site pour méditer et sans doute aussi écrire. Un jour, Nirartha a vu au loin un bateau en train de couler mais le brave saint homme a réussi à sauver les marins d’une mort certaine en leur servant de l’eau apparue comme par magie d’une source divine sur la plage… Sous le temple, on peut voir une sorte de statue d’un modeste bateau exposé aux flots et aux vents qui symbolise ce récit mythique. En outre, le temple serait très ancien et un sarcophage retrouvé indiquerait notamment que des rituels eurent lieu ici depuis au moins deux millénaires. Le site est donc tout particulièrement chargé sur le plan spirituel. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, passant par cette route côtière, à l’image du policier qu’on voit sur la photo, s’arrêtent ici un bref instant pour y puiser un peu de sa force vitale. Cela peut toujours servir… surtout pour un policier supposé chasser des méchants !
Pura Ponjok Batu.
A Kubutambahan, le temple Meduwe Karang (Pura Meduwe Karang) est célèbre pour sa sculpture de celui qui est considéré par les tenants du discours touristique comme le premier cyclotouriste occidental parcourant l’île au tout début du XXe siècle. Ce bas-relief représente l’artiste-peintre hollandais Nieuwenkamp en promenade à vélo dans le coin en 1904… Quotidiennement, une nouvelle fleur de frangipanier est fixée à son oreille par l’une des fillettes ou écolières du village. Elles s’installent devant le temple et sont contentes de partager quelques mots de bahasa indonesia ou, mieux, de balinais, avec les visiteurs de passage. Plus sérieusement, ce temple célèbre les cultures sèches, y compris le riz ainsi cultivé, et son nom signifie temple des « maîtres de la terre ». La roche volcanique utilisée pour les statues et les sculptures est assez sombre et, de concert avec les divinités hindoues, on peut admirer de belles pièces joliment ouvragées, comme une danseuse de legong ou des princes locaux de Singaraja, sacrément enturbannés et costumés. L’armée des singes accueille les visiteurs à l’entrée du temple juste avant la montée des marches.
Pura Meduwe Karang, Kubutambahan.
A Sangsit, le temple de Beji (Pura Beji) est consacré aux cultures irriguées. Ce temple est donc prioritairement un temple de subak, puisqu’il est dédié au système hydraulique traditionnel qui régit l’agriculture irriguée balinaise. Ce qui est en jeu c’est l’harmonie des canaux et des voies d’écoulement de l’eau qui, ici plus qu’ailleurs, est sacrée. Tirta agama, ou la religion de l’eau, est ainsi parfois la désignation populaire de la religion tant hindoue que locale dans l’île. Les sculptures sont ici surtout en grès, ce qui donne une toute autre vision architecturale que pour les œuvres réalisées avec la roche volcanique, cette lave noire qui est ici remplacée avantageusement par un grès fin et relativement clair. Du coup, l’ensemble gagne en finesse et en douceur. D’étranges sculptures de visages ressemblent aux antiques œuvres sud et centroaméricaines (incas, aztèques ou mayas), de quoi s’interroger quelque peu sur les chemins mondiaux de la diffusion culturelle ! Surtout, cela ne fait qu’ajouter du sel aux mystères qui entourent ces temples du nord de Bali.
Pura Beji, Sangsit
A l’arrière du Pura Beji, par un sentier au milieu de la rizière, on arrive au Pura Dalem Kelod Sangsit, le temple des morts de la localité. Impressionnant et exotique, celui-ci intrigue par ses représentations démoniaques et plus encore érotiques où l’imaginaire balinais s’exprime bien librement. Bien surtout. Dévoilant ses seins gigantesques, Rangda, la sorcière pas toujours bien-aimée, est omniprésente sur les murs dont certaines scènes décrivent l’enfer, avec ses tortures comme il se doit, voire parfois aussi le paradis avec sa débauche d’érotisme. Les artistes balinais ont pu ici donner libre cours à leur inspiration, certes nourrie du panthéon hindouiste mais aussi des fruits féconds de leur imagination sans bornes…
Pura Dalem, Sangsit
Le temple des morts de Jagaraga, le Pura Dalem Jagaraga, est un parfait révélateur de l’histoire régionale en proie au colonialisme. Un guide est sur place pour apporter les précisions car ici l’histoire militaire prend le pas sur la religion hindoue. C’est à l’issue de la terrible défaite de Jagaraga, en 1849, qui signe en fait la chute du royaume de Buleleng, que les villageois entreprennent de reconstruire le temple des morts (pura dalem) détruit ainsi que le hameau dévasté. A ce moment de l’histoire, le village fut rebaptisé « Jagaraga », ce qui signifie « fais à attention toi » ! Diverses sculptures plus ou moins récentes sur le mur extérieur – et dans une moindre mesure sur le mur intérieur – témoignent de la mémoire dramatique sinon traumatique que l’histoire de cette défaite a produit auprès des habitants : on y voit des Hollandais mangés tout crus par des monstres marins, des voitures, des vélos, des bateaux échoués, des palmiers et des poissons géants, des locaux en train de pêcher avant que ne s’abatte la tragédie, sans oublier des avions qui semblent menacer de s’écraser… On voit aussi, plus classique, Rangda qui rôde dans le funeste site, et Men Brayut qui, à l’entrée du temple, protège sa prolifique progéniture ! D’autres sculptures – un naga enroulé ou un monstre à l’envers – illustrent un monde en perdition, à la renverse… Ces bas-reliefs sont des pages d’histoire locale et permettent aussi aux autochtones de lutter contre l’oubli.
Pura Dalem Jagaraja
A Sawan, en quittant Singaraja vers les hauteurs, peu après Jagaraga, le temple de « la Pierre creuse » (Pura Batu Bolong), rarement visité, se love dans une minuscule vallée que domine un banian géant qui annonce l’arrivée sur les lieux. Les bassins et la source sont ici sacrés. Tellement… qu’il n’est, en principe, pas permis d’accéder au temple. Mais c’est avant tout le lieu qui est emprunt de mystère sinon de magie.
Pura Batu Bolong, Sawan
Franck Michel
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