Avec ses quatre kilomètres de belles plages de sable blanc, Sanur est connue pour avoir été la première véritable destination touristique et balnéaire de Bali dès la première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, le sable est toujours là mais Sanur est plutôt une destination dite secondaire. La petite cité, que les mauvaises langues disent endormie, constitue en fait une bonne alternative à Kuta-Legian-Seminyak, avec ses rues trop bondées, ses plages moins propres et ses embouteillages déjà légendaires ! Le fameux tissu à carreaux blanc et noir (poleng), symbole notoire de l’harmonie dans l’hindouisme balinais et des forces contraires qui se croisent, est l’emblème si bien choisi de la station rivale de Sanur, dont nous allons ici dresser brièvement le portrait. Un passage par cette longue plage, qu’on atteint tellement rapidement via le by-pass (autoroute) juste à proximité…, une station cela dit a la fois ancienne et moderne, reste une garantie de calme en comparaison, même si la vraie tranquillité est à rechercher ailleurs dans l’île, dans le nord et l’est surtout...
Statues divines au croisement et en bordure de rue, au bout de Jalan Tamblingan, principale artère touristique.
Des bouteilles d’essence… évidemment, et un warung perdu au milieu des restaurants touristiques, sud de Sanur.
Des plages et des vagues
Comme le stipulent les prospectus des agences, le confort et la paix sont devenus les deux must de Sanur ! Même si le site balnéaire apparaît pour certains démodé voire pour les plus critiques complètement has been, les couchers de soleil, avec le mont Agung bien au fond, peuvent être aussi inoubliables, et cela du nord au sud du littoral, de la plage de Sindhu à celle de Semawang, en passant par la plage de Karang. Le fameux beach market, en place depuis les années 1970, s’étend non loin de la plage, et semble ne pas connaître la crise avec le temps. Seulement des transformations des marchandises et de l’environnement, ça fait déjà beaucoup.
Il reste que l’immense plage de Sanur, en 2002, a du être réhabilitée : du sable a été apporté de sa voisine du sud Nusa Dua et des jetées brise-lames ont été installées, comme bien auparavant à Candidasa dans le sud-est de l’île. Durant l’été 2010, certains travaux montrent que l'érosion du littoral balinais est devenue manifeste : aussi, depuis 1995, la largeur de la plage de Padanggalak, dans la zone de Sanur, est par exemple passée de 50 à 20 mètres. Jadis, une forêt de mangrove bordait abondamment les environs de Sanur, permettant ainsi d’offrir au rivage une barrière protectrice des colères sporadiques proférées par l’océan. Fortement mise à rude épreuve, la mangrove du sud de Bali – sans même mentionner l’actuel projet autoroutier justement condamné par les militants écologistes – se meurt, lentement mais sûrement : ses arbres si bien adaptés à l’eau salée de la mer se noyaient harmonieusement dans un riche monde marin, peuplé de poissons et de crustacés, et au-dessus de la surface, d’oiseaux criards qui ont maintenant déserté les lieux… A la place des oiseaux, le ciel de Sanur voit voler de plus en plus de cerfs-volants, surtout lors du populaire festival dédié, chaque année en juillet, à ces immenses oiseaux en carton-pâte mais aussi confectionnés à l’aide d’autres matériaux. L’imagination des Balinais n’a ici pas de limites, et c’est tant mieux. Sauf qu’en juillet 2012, un garçon balinais de huit ans est mort écrasé par un cerf-volant, certains de ces ovnis étant de vrais mastodontes. Il faut également préciser que de nombreux engins volants atteignent parfois 12 voire 15 mètres de long, ce qui augure aussi d’un poids conséquent et d’un danger substantiel.
Mais revenons aux racines. C’est parfois quand la nature disparaît que surgit la culture, en l’occurrence ici un Centre d’information sur la mangrove qui peut proposer, un peu comme un musée en plein air, une promenade dans la mangrove, au milieu des palétuviers et d’un vert aussi dense que celui des rizières, avec guide uniquement et le tout sur une passerelle aménagée et surélevée. Voir cela de la sorte, donc voir et savoir, c’est déjà mieux comprendre un pan de notre nature complexe et malheureusement en sursis, cela conduit éventuellement aussi à agir au quotidien pour la protection de l’environnement. Si la mangrove quitte ce bord de mer, les vagues, elles, grandissent, faisant le bonheur (et quelquefois le malheur) des amateurs de mer et de plage. Et, les sports nautiques – un mauvais exemple pour l’environnement, rappelons-le ! – ont le vent en poupe à Sanur, dont la station de plus en plus familiale est également un excellent terrain de jeux balnéaires pour les enfants, et d’aucuns pratiquent même ici du surf, presque exclusivement durant la saison des pluies, lorsque les vagues plus connues ne sont pas bonnes sur les autres spots balinais à cette époque de l’année.
Entrée du modeste et micro site archéologique local : on peut y voir une stèle vieille d’au moins mille ans.
Histoires d’hôtes et d’hôtels
D’hier à aujourd’hui, Sanur rappelle un peu une enclave dorée, aristocratique balinaise, et dans une moindre mesure occidentale : les brahmanes, membres dirigeants et lettrés issus des plus hautes castes, ont toujours su conserver et user au mieux de leur pouvoir sur cette micro région, à seulement six kilomètres du centre de Denpasar. Du coup, les rituels – comme d’ailleurs les familles qui les organisent – gardent aussi un parfum de prestige, une situation qui n’aura pas échappé pas non plus aux Occidentaux, artistes et/ou rentiers, venus s’installer plus ou moins durablement dans ce lieu, tout au long du XXe siècle. Apres le puputan (suicide rituel et combat à mort) de 1906, les Hollandais s’installent progressivement, apportant dans leurs bagages, une flopée de peintres et d’écrivains qui souhaitent aussi profiter et se délecter au cœur du paradis artistique balinais, en ce temps où Ubud n’était pas encore autant à la mode. La plupart des artistes débarqueront au début des années 1930 : le couple américain Katharane et Jack Mershon, les deux frères allemands Hans et Rolf Neuhaus, et surtout, sans doute le plus fameux d’entre eux, le peintre belge, de son nom complet, Adrien Jean Le Mayeur de Merprès… Ce dernier fera longtemps la Une people dirions-nous aujourd’hui, avec ses mondanités et plus encore ses portraits de Ni Polok, son épouse locale qu’il a mariée alors qu’elle était âgée de 15 ans seulement. Elle deviendra sa femme mais surtout sa danseuse de legong attitrée et son modèle de toile préférée. On y revient un peu plus bas. D’autres artistes de renom, parmi lesquels Miguel Covarrubias et Walter Spies, mais également l’anthropologue Jane Belo et le collectionneur Donald Friend, se joindront à la troupe d’expatriés d’avant-guerre.
Bali est devenue un parfait laboratoire pour le greenwashing : cuisine bio, cyclotourisme en milieu rural, spa...
Le long de la plage, entre les grands hôtels et certaines de leurs plages privées, on peut lire sur cette affiche placardée sur le chemin, les règles de bonne conduite d’un établissement. Tout est écrit en anglais… sauf la fin, rédigée en indonésien, et là on lit que les activités dans la zone de l’hôtel sont totalement enregistrées à l’aide de caméras vidéos ! A droite, le bel œil du bateau de pêche semble surveiller les allées et venues le long du rivage...
En cette période bénie par la colonisation, prêtres ou brahmanes balinais et artistes étrangers vivent plus ou moins de concert et en relative bonne harmonie à Sanur, tout en se questionnant mutuellement sur les faits et méfaits du développement touristique alors au début de son histoire. En quelque sorte, cette société civile et locale sera à l’origine de la loi toujours en vigueur qui interdit de construire plus haut qu’un cocotier. A Sanur, jadis comme maintenant, un certain localisme de bon aloi est de mise. Mais pour en arriver là, quelques belles tracasseries et engueulades furent nécessaires… Il est vrai aussi que Sanur est connue pour sa magie, blanche et noire, ses sorciers et ses guérisseurs hors pairs. Cela peut sans doute aider en pareille circonstance !
A l’époque d’avant la Seconde Guerre mondiale, à quelques exceptions près, les visiteurs étaient encore hébergés au Bali Hotel de Denpasar, premier d’une très longue liste à venir. Ce n’est qu’après l’indépendance, plus exactement en 1956, qu’ouvrira, à Sanur le premier hôtel du coin, le Sindhu Beach Hotel. Comme le Bali Hotel de la capitale ou le Beach Hotel de Kuta, le Sindhu Beach Hotel est nationalisé en 1957, et c’est la lente mise en route d’une stratégie touristique nationale qui verra son apogée, à compter de 1966, avec l’accession au pouvoir du dictateur Suharto. Précisément, c’est aussi en 1966, avec l’aval du nouveau régime et l’argent des Japonais, qu’est construit et inauguré le Bali Beach Hotel, établissement désormais de classe internationale. Toujours est-il que, vers la fin des années cinquante, les autochtones furent dépités de voir des étrangers ainsi dormir tout près de la plage, ce lieu maléfique généralement squatté par les mauvais esprits (buta-kala). Un demi-siècle plus tard, les Balinais ont eu le temps de s’habituer aux étranges mœurs balnéaires et autres des Occidentaux en goguette et maintenant même des touristes voisins asiatiques...
Dans le quartier sud de Sanur, réputé un peu malfamé, on trouve aussi d’énigmatiques endroits, comme cet entrée de temple privé, dont l’appellation laisse songeur : Temple du Long Nez... Consacré aux Occidentaux ?
Lorsque le béton rencontre le sable : en arrivant dans le secteur de la plage, c’est aussi tout le business touristique et les nouvelles constructions d’hôtels, de restaurants et de magasins qu’on retrouve.
Œuvre d’abord de Sukarno puis de Suharto, vitrine moderne d’un gouvernement qui souhaite montrer au monde ses objectifs en matière de développement, le Bali Beach Hotel (dont l’appellation est parfois précédée de Grand) fera, pour longtemps, polémique, notamment en raison de son emplacement donnant directement sur la plage et surtout de sa hauteur jugée excessive (dix étages, tout de même !). Le maximum autorisé par la loi flexible mais sacrée balinaise est alors la hauteur d’un temple hindou, mais les autorités cherchent un compromis, et décident d’élever le niveau, si l’on peut dire, en désignant le cocotier (soit 15 mètres, cela équivaut à trois étages au maximum) comme critère de mesure officielle. Mais, selon la troublante loi traditionnelle nouvellement adoptée, mais non moins officielle et alors en vigueur a Bali, on n’arrive évidemment pas aux dix étages dudit hôtel controversé...
Partie sud de l’immense plage de Sanur : vendeuses de cacahouètes, jeux nautiques malgré la marée basse...
La polémique certes se poursuit mais la tendance ira peu à peu à la construction de bungalows et de guesthouses souvent à un seul étage… Discussions et contestations autour de ces faits et de ces lois, anciennes ou nouvelles, perdurent jusqu'à nos jours, au moment où les Javanais, les Chinois ou les Occidentaux envisagent d’investir massivement dans l’hôtellerie insulaire. Au grand dam des Balinais… qui vont toutefois récupérer le Bali Beach Hotel dont, mauvaise presse aidant, plus personne vraiment ne veut ! Puis, un malheur ne venant jamais tout seul, le Bali Beach Hotel, déjà au centre de spéculations politiques et non content de boucher l’horizon des locaux et des touristes essayant en vain de contempler le coucher de soleil, a subi un grave incendie au mois de janvier 1993. Mais, en 2012, le bâtiment est toujours debout, et le paysage toujours abîmé par ce béton armé… Voilà donc comment l’un des plus vieux et jadis prestigieux hôtels de Bali fut construit puis rénové à Sanur dans les années soixante et les décennies suivantes. Cet établissement historique s’appelle aujourd’hui Inna Grand Bali Beach. Incontestablement, de nos jours, l’édifice constitue un horrible point noir au milieu de l’étendue de beau sable blanc...
Bien plus en vogue, et plus luxueux, le Bali Hyatt a bien meilleure réputation, même si on peut aisément déplorer l’aspect élitiste et surtout privatif de sa plage. Heureusement, juste à proximité, on peut encore voir les bateaux de pêche, les gargotes servant un bakso (soupe de nouilles et boulettes de poulet) ou un nasi goreng (riz frit), et parfois même des vaches et des poules qui semblent s’être égarées en chemin. Sur le front de mer, le long de l’allée propice à la promenade, on rencontre aussi bien un homme en train de méditer qu’un autre en train de pécher, une femme en train d’acheter qu’une autre en train de vendre… Ce n’est là sans doute, en ce lieu magique ou le Bien et le Mal s’unissent et parfois s’anéantissent, que le banal cycle rituel de la vie balnéaire à Sanur !
En dépit d’une plage d’abord consacrée aux activités balnéaires destinées aux touristes, d’autres activités plus locales perdurent : un marchand de soupe ambulant qui a momentanément abandonné sa carriole ou un écolier qui vient rapporter un poisson géant pêché par son père, œuvres à vendre ou dernières gargotes traditionnelles...
Sur le chemin de plage ou sur la route parallèle, l’humour ou le ridicule, c’est selon, ne sont pas épargnés !
Au musée Le Mayeur, qui fut autrefois sa demeure et plus encore celle de Ni Polok, sa belle épouse balinaise entrée dans la légende, une architecture typiquement balinaise et une belle cour agrémentée d’un paisible jardin accueillent les visiteurs. Les toiles du peintre décorent joliment la maison-musée. Né en 1880, Adrien Jean Le Mayeur de Merprès est arrivé à Bali en 1932, à l’aune d’une période faste sur le plan artistique. Il rencontre Ni Polok, jeune danseuse balinaise, en 1935, et la marie presque aussitôt. C’est dans ce lieu que le couple mythique résidera la plupart du temps. Le Mayeur décède en 1958, mais Ni Polok continuera à vivre dans la maison jusqu’en 1985, date de sa mort. Les deux stèles tombales des amoureux sont visibles dans le jardin de la demeure joliment entourées d’un bassin et de sculptures. Près de 90 toiles sont exposées ici. Certaines œuvres de Le Mayeur datent de sa période pré balinaise, avec leurs accents impressionnistes et leurs thèmes propices à l’esprit du voyage : Europe du Sud, Afrique, Asie, Océanie...
Entrée du musée Le Mayeur
Pour les œuvres de sa belle époque balinaise, le peintre brosse des portraits des femmes locales et quelques tableaux de la vie rurale balinaise. Mais les femmes – à commencer par sa très chère et dévouée Ni Polok – restent son inspiration et sujet majeurs. La beauté féminine qui se dégage des toiles principales est effectivement bouleversante, tout comme les photographies noir et blanc de Ni Polok prises par le mari peintre, converti en photographe pour l’occasion.
Des femmes et encore des femmes, surtout Ni Polok… Des peintures à l’huile aux clichés photographiques, les femmes balinaises et autres auront été le sujet de prédilection de Le Mayeur.
Aux côtés de Le Mayeur, d’autres artistes, comme nous l’avons vu, des peintres surtout, ont séjourné ici depuis l’entre deux guerres, par exemple le Suisse Theo Meier, un peintre également séduit par les corps radieux des jeunes Balinaises, à l’instar de Le Mayeur et de tant d’autres. Ami de Sukarno, et surtout du peintre balinais Ida Bagus Nyoman Rai, installé à Sanur comme lui, Meier vivra dans la première et à ce moment plus célèbre station balnéaire de l’île, entre 1937 et 1942. Il vécut dans cette station déjà balnéaire en compagnie de sa première femme balinaise, mais il devra soudainement quitter Sanur – il se réfugiera bien au vert, à Iseh, plus à l’est de l’île, sur les contreforts du Mont Agung – lorsque les Japonais bombardent la côte et accessoirement aussi sa maison. Après 1945, et plus encore après 1965, les Occidentaux retourneront prestement sur les plages de Sanur...
Bali – avec ses femmes – ne fut pas l’unique thème du peintre, le sud de la France, la Polynésie, ou comme ici l’Inde des Rajahs et le site d’Angkor au Cambodge, comptent aussi dans son œuvre.
Au fond du jardin, en face du lieu prisé par le peintre pour dessiner au calme, se trouve une autre pièce avec quelques œuvres ou décorations secondaires voire inachevées.
Au centre de la demeure Le Mayeur, entre les frangipaniers en fleur et les statues de divinités, un bassin devance les deux tombes, celles du peintre et de sa dulcinée Ni Polok, sans doute son épouse et son modèle préférés...
Cette station balnéaire que certains disent endormie voire mourante s’est toujours relevée après les batailles – du sanglant puputan de 1906 suivie de l’occupation hollandaise jusqu’au terrible choc de 1942 suivie de la brève occupation japonaise – et, certainement protégée par ses pratiques magiques fabuleuses, les invasions successives de touristes internationaux ne lui ont jamais fait réellement peur, au contraire, elle les a captées sinon instrumentalisées. C’est que Sanur n’est définitivement pas née de la dernière pluie, comme l’atteste si bien l’antique stèle de Blanjong, avec ses inscriptions en sanskrit qui remémorent d’évidentes victoires militaires vieilles de plus de mille ans, prouvant en passant que Bali connaissait une authentique influence indo-hindouiste plus de trois siècles avant l’arrivée en grande pompe de l’aristocratie javanaise de Majapahit.
Le terme Sanur provient, semble-t-il, des deux mots réunis saha et nuhur, ce qui littéralement signifierait… une sorte de passion indescriptible pour séjourner dans un endroit donné ! On se demande même si le terme n’a pas de lien, direct ou non, avec le mot en langue thaïe, Sanuk, qui veut dire plaisir ou bon temps… Car à Sanur, du bon temps il y en a à prendre, et beaucoup de gens par le passé en ont déjà pris ! Refuge prestigieux d’artistes locaux ou étrangers en quête d’inspiration, terre de fiers brahmanes et de brillants magiciens balinais, station touristique depuis presqu’un siècle maintenant, Sanur n’a peut-être pas encore dit son dernier mot...
Franck Michel
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